ABANDON ET ADOPTION EN CORÉE
I. Quelques chiffres en guise d´introduction
Pendant 40 ans, depuis la première adoption en 1958, 180 000 enfants coréens ont été adoptés. Parmi eux, 130 000 enfants ont été confiés à des parents étrangers et seulement 50 000 ont trouvé des parents coréens. La Corée a donc eu majoritairement recours à l´adoption internationale. En 1982, année d´ouverture entière à l´adoption internationale, le nombre d´adoptés atteignait 8660. Il a diminué jusqu´à 1990, date à laquelle il était de 2962, et depuis 1991, à peu près 2000 enfants partent pour l´étranger chaque année.
En ce qui concerne les pays d´adoption, ce sont les Etats-Unis qui ont accueilli la majorité, à savoir 65% des enfants coréens (87 481), ensuite se classent dans l´ordre décroissant la France (10 428), le Danemark, (8 015), la Suède (7 933), la Norvège (5 100), la Hollande (3 755), la Belgique (3 697), et l´Allemagne (2 350). Si dans les années 70 et 80, beaucoup d´enfants ont été adoptés en Europe de l´Ouest, dans les années 90 on voit de plus en plus d´enfants partir pour l´Europe du Nord.
Les causes d´abandon des enfants adoptés ont changé aussi progressivement. Jusqu´à 1970, 57% d´entre eux étaient trouvés dans la rue à cause de la guerre ou de la misère, et des enfants de familles monoparentales ou de mères célibataires constituaient le reste des enfants adoptables. Dans les années 70, les enfants de mères célibataires l´emportaient en nombre sur les enfants « trouvés ». Dans les années 80, ils représentaient 80 à 90% des enfants adoptés et le chiffre dépasse 90% dans les années 90. En 1996, parmi 2080 enfants adoptés à l´étranger, 92% (2019) sont nés de mères célibataires, âgées, pour 56% d´entre elles, de moins de 20 ans, dont 67 avaient moins de 15 ans. En bref, depuis 1970, au fur et à mesure de la croissance économique, les enfants abandonnées pour des raisons économiques ont été remplacés par ceux des « filles-mères ».
Alors, comment se fait-il que la Corée, maintenant membre de l´OCDE, ait fait et fasse toujours autant appel à l´adoption internationale, alors que cela ne se justifie plus ni par la guerre ni par la misère depuis une quinzaine d´années ? On peut trouver deux sortes d´explications : d´une part, des enfants continuent d´être abandonnés, bien que le nombre absolu en soit réduit, et d´autre part, on adopte peu en Corée.
II. Les causes d’abandon
1. Les Familles monoparentales
Jusqu´à la première moitié des années 80, beaucoup d´enfants adoptés sont issus de familles monoparentales, tombées dans la pauvreté à la suite de la mort d´un des deux parents, de la séparation ou du divorce de ces derniers.
La femme maltraitée
Jusqu’à cette date, le cas de la femme maltraitée reste assez fréquent. Ne supportant plus un mari au chômage, souvent ivre (sans forcément être alcoolique) et violent, elle quitte son foyer. Faute d´organisme de protection des femmes maltraitées, elle fugue, totalement démunie, pour vivre loin, cachée. Elle devient ouvrière, serveuse de restaurant ou bonne chez quelqu´un, en échange d´une chambre. Dans ces conditions il n´est pas question d´emmener avec elle ses enfants. Parmi elles, certaines comptent les récupérer, une fois bien installées. Mais ce projet n´aboutit que rarement car ce n´est déjà pas évident pour une femme seule d´assumer sa vie, en partant de zéro. D´autres préfèrent laisser leurs enfants chez le père, en estimant qu´après tout ils sont mieux considérés socialement sous la tutelle du père, et en espérant que celui-ci va changer. Toutefois, il est rare que le père change, alerté par le départ de sa femme et devienne responsable vis-à-vis de ses enfants. Au contraire, il est souvent encore plus instable, violent avec ses enfants, s´affaiblit aussi bien moralement que physiquement à force de boire, et finit par tomber malade ou mourir précocement. A moins qu´une grand-mère ne puisse les prendre en charge, les enfants sont complètement délaissés. Dans certains cas, c´est la grand-mère elle-même qui vu son âge et l´irresponsabilité de leur père, les confie à l´orphelinat. L´intervention de l´Etat ne se fait qu´après la mort du chef de famille, que ce soit le père ou la grand-mère.
Le veuf
Un homme laissé seul avec ses enfants après la mort de sa femme se remarie en général avec une femme dont c´est le premier mariage. En Corée, le remariage d´un veuf est considéré non comme un choix mais comme une nécessité, car un homme a besoin de la femme non seulement pour sa vie affective et sexuelle mais aussi pour le ménage et la garde des enfants. Le mariage étant censé être inséparable de la procréation, des enfants naissent souvent du deuxième mariage. Dans ces familles, les relations entre la belle-mère et les enfants du premier lit sont la plupart du temps conflictuelles, parfois si conflictuelles que ces enfants fuguent pour être pris en charge par une institution ou qu´ils sont rejetés par la belle-mère elle-même. Dans ce cas, le père, souvent écarté de l´éducation de ses enfants, se montre impuissant et ferme les yeux sans trop savoir quel parti prendre.
La veuve
Il est encore plus difficile pour une veuve d´élever seule ses enfants. Une veuve en charge d´enfants a très peu de chance de se remarier à moins de les abandonner. Par conséquent, elle est obligée de sacrifier sa vie affective pour garder ses enfants et de consacrer sa vie à subvenir à leurs besoins. Mais cela n´est même pas évident pour une femme très pauvre et sans profession, en l´absence d´aide sociale destinée aux familles monoparentales. Si souvent la grand-mère paternelle prend en charge les enfants en cas de décès de leur père, en renvoyant presque leur mère malgré elle, ce n´est pas seulement pour conserver ses descendants de sang, mais aussi pour donner à sa bru une possibilité de se remarier. Une veuve pauvre est plus ou moins contrainte de se séparer de ses enfants pour survivre, qu´elle se remarie ou pas, soit en les laissant chez la grand-mère, soit en les confiant à l´orphelinat en vue de l´adoption. Si elle se remarie c´est souvent par un arrangement de l´entourage et avec un veuf ayant des enfants. Elle fait d´autres enfants grâce auxquels elle peut s´attacher à son nouveau mari pour qui elle n´éprouve pas forcément d´amour au moment du mariage. En général, une veuve, une fois remariée, n´a plus guère de contact avec ses enfants du premier mariage, plus où moins obligée par son ancienne belle-famille ou sa nouvelle famille de couper tous les ponts avec son passé. Il se peut qu´elle n´apprenne que plus tard, voire jamais, que ses enfants ont été envoyés à l´orphelinat et adoptés par la suite. Dans ce cas, elle ne peut que se résigner tout en se culpabilisant d´avoir abandonné ses enfants.
Le cas des divorcés
Bien que le cas soit peu fréquent, certains couples pauvres divorcés consentent à l´adoption de leurs enfants, après s´être rejeté mutuellement la responsabilité parentale. S´ils divorcent par consentement mutuel pour refaire leur vie séparément, les enfants peuvent être considérés comme un obstacle : pour l´homme, purement par manque de responsabilité ou par peur de la mésentente éventuelle entre sa nouvelle femme et ses enfants, et pour la femme, faute de pouvoir à la fois garder ses enfants et se remarier.
2. L´enfant illégitime
Le taux d´enfants nés de mères célibataires (90% de tous les enfants adoptés) et l´abaissement continuel de l´âge de celles-ci, montrent bien l´évolution des mœurs de la société coréenne depuis la deuxième moitié des années 80. Les jeunes et les adolescents commencent à prendre de plus en plus de liberté en matière de comportement sexuel, alors que la génération adulte ne s´en rend pas vraiment compte. Cet écart se traduit par l´absence d´éducation familiale et institutionnelle et de mesures gouvernementales en matière de grossesse et de contraception. Quoique illégales, les pilules se vendent dans n´importe quelle pharmacie, sans ordonnance de médecin, et l´avortement se fait couramment dans n´importe quelle clinique. Mais agissant en secret et dans l´anonymat, les jeunes mère célibataires, notamment les adolescentes, y sont souvent traitées de manière humiliante, et en cas de problème, elle ne sont protégées ni par la famille ni par l´Etat.
La mère célibataire
A l´époque où ni la contraception ni l´avortement ne se pratiquait fréquemment, une femme célibataire qui se retrouvait enceinte, à la suite d´un viol ou par accident, était presque obligée de garder l´enfant jusqu´à l´accouchement. Mais, même majeure, il n´était pas question pour une mère célibataire d´élever son enfant. A côté du manque d´aide sociale, elle s´expose au rejet de la société tout au long de sa vie. Donc, elle ne peut jamais révéler sa grossesse, encore moins son accouchement, par peur de l´opprobre générale. Au lieu d´être protégée par sa famille, elle est rejetée par cette dernière qu´elle a déshonorée. Selon la loi qui distingue l´enfant légitime de l´enfant naturel, celui-ci ne peut pas avoir d´état civil sous le nom de sa mère, et par conséquent n´a pas le droit d´aller à l´école à moins qu´on l´enregistre avec une autre parenté. Si une mère célibataire est prête à renoncer à son honneur, elle aura plus de mal à sacrifier celui de son enfant. Pour ne pas exposer cet enfant à une vie difficile, sans avenir, elle est amenée à l´abandonner pour qu´il soit adopté.
La fille-mère
Depuis les années 80, la plupart des filles-mères sont celles qui, enceintes, ont laissé passer le dernier délai pour l´avortement. Les unes ont mis trop longtemps à découvrir leur grossesse, et d´autres avaient trop peur pour en parler à qui que ce soit et, désespérées, elles ont laissé le temps passer. La possibilité d´avortement manquée, les unes vont vivre, jusqu´à l´accouchement, dans des centres pour les filles-mères, à condition de rendre leur enfant adoptable à la naissance. Pour les autres, dont la grossesse est révélée à la famille au dernier moment, ou seulement au moment même de l´accouchement, il n´y a pas d´autre choix que l´abandon. L´enfant à peine né, son abandon en vue de l´adoption est décidé à la va-vite par la famille, sur le conseil des médecins, et les filles-mères finissent par signer l´acte d´abandon. Est-ce qu´elles alors sont conscientes de ce qui leur est arrivé, de ce qu´elles sont en train de faire, et des conséquences de leur acte ? Elles sont poussées, par autrui ou par elles-mêmes, à effacer le passé comme si ce n´était qu´un cauchemar. Comment une mère peut-elle ne pas s´apercevoir de la grossesse de sa fille ? D´un côté, les mères se refusent à imaginer qu´une pareille chose puisse arriver à leur fille. D´un autre côté, cela montre à quel point certaines mères peuvent être insensibles à leurs enfants, tellement elles sont préoccupées par le quotidien, en particulier dans les milieux défavorisés.
3. Résumé
Les causes d´abandon des enfants en Corée se résument en trois points, économique, politique et social. Le fait que la Corée soit devenue un pays assez « riche » n´empêche pas qu´il existe toujours beaucoup de ménages indigents, en l´absence de protection sociale et de politique sociale. Si la pauvreté ne constitue plus le motif principal de l´abandon d´enfants, elle reste étroitement liée à ce dernier. Dans ce système politique où l´Etat ne se mêle pas de la vie familiale privée, les femmes et les enfants en sont souvent les victimes.
Ceux qui abandonnent leurs enfants le font avec l´apparente conviction que l´adoption donnera à leurs enfants une meilleure vie et plus de chance qu´ils ne peuvent leur offrir. Cela prouve à quel point le statut d´enfant de familles monoparentales et celui d´enfant illégitime sont perçus comme un handicap majeur dans la société coréenne.
On est amené à se demander si cette décision est rationnelle et bien réfléchie ou plutôt émotionnelle et spontanée, compte tenu du fait que l´abandon concerne surtout les milieux défavorisés et peu instruits. D´une part, en l´absence d´un système de consultation professionnelle, les gens concernés ne peuvent consulter que leur entourage. D´autre part, faute de connaissance en matière de psychologie infantile, ils ne prennent souvent pas conscience des conséquences que pourrait avoir sur le reste de sa vie l´abandon d´un enfant en bas âge. De plus, ceux qui font appel à l´adoption internationale, dans l´illusion qu´ils se font de la vie occidentale, n´imaginent pas forcément l´existence d´une « difficulté d´acceptation par l´autre » dans les pays où on accueille des enfants étrangers.
Léa Hye-Yon SONG