Rompre les chaînes des origines
Interview de Nazir Hamad
publié le 12.12.2005
(source : http://abandon-adoption.hautetfort.com/archive/2005/12/12/rompre-les-chaines-des-origines-nazir-hamad.html)
PSYCHOLOGIE. Oui, on peut aller trop loin, avec un enfant adoptif, dans la prise en compte de sa culture d’origine. De passage à Genève*, le psychanalyste Nazir Hamad met les pieds dans le plat du «respect des différences».
Le Temps
Vous êtes d’origine libanaise, vous exercez à Paris dans vos deux langues, l’arabe et le français. Beaucoup d’immigrés ou de résidents étrangers, même s’ils maîtrisent la langue du pays, cherchent un thérapeute comme vous, qui parle leur langue d’origine. Quelles sont vos observations à ce sujet?
Nazir Hamad
Bien des gens pensent effectivement qu’ils ne peuvent entreprendre une cure que dans leur langue d’origine. Ils s’aperçoivent vite que les choses ne sont pas si simples. J’en ai vu beaucoup chercher un thérapeute arabophone, le trouver, commencer la cure et… parler français pendant des années, avant d’arriver à utiliser leur langue maternelle. C’est d’ailleurs ce que j’ai vécu moi-même lors de ma psychanalyse.
Que se passe-t-il pour ces patients?
La langue d’accueil fonctionne en quelque sorte comme une langue diplomatique: elle sert à arrondir les angles, à désacraliser certains sujets. Lorsque la tension est retombée autour de la problématique majeure – qui est d’ailleurs souvent à l’origine de l’exil de la personne – il devient possible de passer à la langue maternelle. Cela dit, du point de vue de l’inconscient, cette formulation n’a pas grand sens: l’inconscient saute d’une langue à l’autre pour construire sa langue propre, il fonctionne comme les rêves, par allitérations, homophonies, translittérations. La langue de culture d’un polyglotte est truffée de langue maternelle et vice versa.
Il faut bien que le psychothérapeute soit polyglotte aussi pour décrypter tout ça!
Effectivement. Mais il n’est pas sûr que ce soit une nécessité, ni le critère le plus important. Lorsqu’un patient et un thérapeute décident d’entreprendre un travail ensemble, c’est qu’ils partagent un langage commun, dans lequel pourra se dire la vérité de l’inconscient. Et cela n’est pas seulement une affaire de langues.
Connaître la langue d’origine du patient, cela ne permet-il pas de faire la part de ce qui, dans sa manière d’être, relève du culturel ou de l’individuel?
Oui. Même si le culturel sert souvent d’alibi pour justifier un comportement singulier. Je suis très méfiant envers la complaisance actuelle pour les différences culturelles, qui amène les ethnopsychiatres à développer des cures spécifiques pour chaque groupe ethnique. On enchaîne l’immigré à sa culture d’origine!
Vous pensez que la psychanalyse est une cure adéquate pour un Européen comme pour un Indien d’Amérique?
Je dis, tout comme le fondateur de l’ethnopsychiatrie lui-même, Georges Devereux, qu’en tant que sujet, au-delà de toutes les différences qui nous séparent, un Indien fonctionne exactement comme nous. Et qu’avec les immigrés, on court le danger, à force de bonne volonté et de compréhension pour leur situation, de noyer le singulier dans le groupe. Le risque est de passer à côté de la question centrale: qui est cette personne, au-delà de son étiquette collective?
Entre l’immigré et l’enfant adopté, la problématique est semblable?
En grande partie. Les enfants adoptés viennent aujourd’hui de loin. Ils n’ont pas seulement subi la perte de leurs parents: en arrivant chez nous, ils doivent faire le deuil de l’ensemble de leurs repères sensoriels, pour en adopter de nouveaux. C’est pareil pour les immigrés. Savez-vous quelle est l’une des plaintes les plus fréquentes parmi ces derniers lorsqu’ils viennent d’arriver? L’intérieur de leur bouche est plein de plaies provoquées par le pain croustillant!
Après avoir misé sur le secret, pensez-vous que l’on exagère aujourd’hui la prise en compte des origines de l’enfant?
C’est un risque. J’ai connu des parents français qui, après avoir adopté un petit Vietnamien, se sont mis à manger vietnamien à la maison et à passer toutes leurs vacances au Vietnam! D’autres, dont le souci de dire la vérité allait si loin qu’ils ne manquaient pas une occasion de présenter leur enfant comme «adoptif». Je leur ai demandé: quand deviendra-t-il votre enfant tout court? Bien sûr, il faut dire la vérité, mais par moments, il faut aussi savoir respecter l’anonymat de l’enfant. Quant aux origines, si elles prennent trop de place, c’est le sujet qui risque de perdre la sienne.
Certains enfants adoptifs, dites-vous, passent leur vie à se persuader que la vraie vie est ailleurs…
Nous avons tous besoin de construire nos mythes, qui servent à répondre aux grands mystères de l’existence, et notamment à celui de l’origine. Mais nous ne nous en sortons que si tout cela reste à l’état de métaphore. Lorsque la métaphore devient réalité, la tragédie commence. Pour l’enfant adoptif comme pour d’autres, l’enjeu est de ne pas se perdre dans le mirage d’autres vies possibles, mais de s’identifier à sa vraie vie, ici et maintenant.
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Qu’est-ce qui fait famille ? L’exemple de l’adoption
Extrait de : Nazir Hamad « Qu’est-ce qui fait famille ? L’exemple de l’adoption », La clinique lacanienne 1/2004 (no 7), p. 29-39.
URL : www.cairn.info/revue-la-clinique-lacanienne-2004-1-page-29.htm.
DOI : 10.3917/cla.007.0029.
publié in : Adoption -L’-
Numéro 7 – Revue semestrielle
Coordination : Jean-claude AGUERRE – Nazir HAMAD
Ont participé à ce numéro : Herve BENTATA – Jean BERGES – Claude DUMEZIL – Isabelle FLOC’H – Agnes HETROY – Daniele HOUSSET – Jean-pierre LEBRUN – Charles MELMAN – Beatrice PATRY – Bernard PENOT – Gerard POMMIER – Dominique ROSSET – Dominique SIMONNEY – Catherine VANIER – Jean-luc VANNIER – Cyril VEKEN – Georges ZIMRA –
©2004
CLINIQUE LACANIENNE -LA- (Revue) Revue internationale
ISBN : 2-7492-0239-6
EAN : 9782749202396
224 pages
25.00 €
Editions Erès
Parler de l’adoption pose d’emblée la question de ce qui constitue une famille pour un sujet humain. Cette question paraît d’autant plus incontournable que le champ de l’adoption englobe autant la famille biologique et la famille substitutive que l’enfant, dans la mesure où c’est précisément la dynamique de leur rencontre qui nous intéresse.
En simplifiant, je dirais que cette rencontre implique chacun de la manière suivante. Le couple stérile demande d’adopter un enfant afin d’accéder au statut de parents et de construire une famille. L’enfant apparaît donc comme la condition nécessaire pour se structurer en famille.
L’enfant de son côté, et selon son âge, est adoptable, objet d’adoption, ou cherche une famille à lui, une famille qui l’accueille, qui l’aime et qui lui donne son statut d’enfant dans sa famille. Cependant, l’enfant en quête d’une famille n’abandonne pas toujours sa famille biologique. Il l’a en lui, tellement, qu’aucune autre n’est autorisée à prendre cette place.
D’ailleurs, quand on a l’occasion de rencontrer et de travailler avec les enfants adoptifs, il n’est pas rare de les entendre parler de vrais et de faux parents. « La vraie » et « la fausse famille » sont deux expressions fréquemment utilisées par lui pour marquer les limites entre la famille biologique et la famille substitutive. « Ce n’est pas comme une vraie famille. La vraie famille, elle… Le vrai père, lui… La vraie mère, elle… »
Mais en fait, qu’est-ce qui est vrai ou faux quand on parle d’une famille ? Y a-t-il des repères fiables, universels, qui permettent à chacun de juger que les gens qui l’entourent sont les membres de sa famille ou pas ? Voici quelques axes de travail pour montrer comment cela fonctionne au niveau du couple et de l’enfant concernés par l’adoption.
Si l’on admettait que le lien du sang est une valeur incontournable dans la construction des liens familiaux, le vrai père et la vraie mère seraient les parents géniteurs. Mais si on admet cette base de départ, pourquoi, dans le cas de l’abandon, les vrais parents n’assurent-ils plus cette fonction reconnue par le corps social et légitimée par cette marque indélébile, la marque du patrimoine génétique ? Et pourquoi encore un couple autre se reconnaît en tant que parents d’un enfant qu’ils n’ont pas mis au monde ?
Les candidats à l’adoption demandent un enfant « pas encore élevé » pour en faire leur enfant propre. Cette demande est formulée de plusieurs manières et chaque fois le tout-petit est appelé de leur vœux pour répondre à leur fantasme le plus secret. « Nous voulons un tout-petit enfant ; les grands ont déjà leur caractère. » Autrement dit, si l’enfant peut leur appartenir, son caractère, ou plus précisément, lui en tant que sujet leur échappera. L’adoption vue sous cet angle, apparaît comme une opération singulière au cours de laquelle un enfant sans caractère est élevé à l’image de la famille adoptive et authentifié par l’octroi du nom patronymique.
Cependant, assujettir un enfant au désir d’un adulte n’est pas spécifique aux enfants adoptifs. C’est le cas de tout enfant qu’il soit adoptif ou biologique. C’est ce que Freud appelle l’enfant imaginaire, soutien du narcissisme des parents. En d’autres termes, l’enfant qu’il soit adoptif ou non est appelé à réaliser ce que les parents n’ont pu accomplir eux-mêmes, et dans ce sens, il lui incombe de panser les blessures narcissiques que la réalité leur inflige. Par contre, ce qu’il y a de spécifique à l’enfant adoptif, c’est que la réalité de son histoire lui a déjà infligé cette blessure du fait de son abandon. L’abandon revient souvent sur la langue des enfants séparés prématurément de leurs parents. Il y en a même qui s’attribuent la faute et continuent longtemps après de croire que s’ils avaient été abandonnés c’est que quelque chose en eux serait à l’origine de ce rejet. Combien de fois n’ai-je entendu des explications du type : « Ils voulaient un garçon, alors ils ont eu une fille. » Ou encore beaucoup plus grave : « Je devais être drôlement moche à ma naissance. » S’attribuer la faute est leur manière de sauver les parents biologiques. Ce faisant, ils font comme si cet acte était le signe de malheur des géniteurs plutôt que le signe de leur culpabilité. Le fait que l’enfant veuille sauver les parents biologiques et dédramatiser l’abandon nous révèle que ces derniers continuent à être présents et qu’il n’a pas entamé le travail du deuil de leur figure d’idéal.
Faute du deuil de ces parents, l’enfant reste enfant adopté. C’est ce que j’ai pu constater avec des patients adultes qui sont venus me voir et qui se sont présentés comme étant des enfants adoptés. Ils faisaient comme si le temps ne s’était pas écoulé depuis le moment de leur abandon, et comme si l’enfant n’avait jamais grandi en eux. Le deuil de l’origine a peu de chance de se faire, et à fortiori quand les candidats à l’adoption sont pressés de devenir parents. Dans leur empressement, ils ont du mal à prendre la mesure de l’ampleur du trauma causé par la rupture précoce que l’enfant a subi. Et de ce fait, il leur est difficile de rester bienveillants à l’égard de l’enfant adoptif quand celui-ci manifeste une réaction de réserve ou de rejet à leur encontre.
Il faut s’abandonner pour pouvoir se donner. Cela s’applique à tous les niveaux dans la rencontre entre les hommes. C’est un reproche courant dans la vie d’un couple. Mais pour se donner, pour adopter ses nouveaux parents, l’enfant a d’abord affaire à un abandon réel, celui de l’histoire de sa naissance. Ainsi, il a besoin du concours de son entourage, de ses nouveaux tuteurs, de ceux qui savent respecter sa douleur, son deuil, son amour et sa haine avant toute chose. L’adoption réciproque se fait au jour le jour, non sans difficultés. D’ailleurs, il est inimaginable que l’adoption se fasse sans contraintes qui mettent les désirs d’enfant des divers partenaires à de rudes épreuves.
Les difficultés liées à l’adoption sont-elles si inévitables que cela ? Je crains fort que oui. Un de premiers constats que nous faisons quand nous recevons des couples candidats à l’adoption est le profond malentendu qui sous-tend cette démarche. Les couples affirment qu’ils ont bien réfléchi ensemble, qu’ils sont des couples unis et qu’ils se sentent également concernés par l’enfant et par son avenir. L’homme et la femme ont tendance à s’effacer derrière l’entité sociologique de couple pour homogénéiser leurs désirs et leurs fantasmes. À les entendre, on a l’impression que plus rien ne sépare un homme d’une femme. Cela, malheureusement, n’est pas dépourvu de fondement dans l’adoption. Car quand la stérilité se révèle insurmontable, et quand toutes les tentatives d’insémination artificielle sont vaines, homme et femme se mettent à attendre un enfant pareillement : « On leur donne un enfant. » La femme n’attend plus cet enfant de son homme et l’homme ne fait pas un enfant à sa femme. « Chéri, fais-moi un enfant ! » n’est plus cette demande urgente que le corps d’une femme, que le désir d’une femme adresse à l’homme et dont elle souhaite en faire le père de son enfant. Homme et femme ne se font pas cet enfant « un enfant de toi », car en tout cas, l’enfant se fait sans eux. Ils font un enfant avec toi.
Cependant, l’expérience m’a appris que la problématique au sein d’un couple se présente différemment selon que c’est l’homme ou la femme qui est stérile. Je me souviens avoir fait une remarque désobligeante à des médecins et à des techniciens d’un laboratoire d’insémination, concernant la manière dont le sperme d’un homme est prélevé. On demande à l’homme d’aller s’enfermer dans une pièce prévue pour cette pratique et de revenir avec son sperme. Cela me paraissait absolument inhumain, voire humiliant. J’ai demandé à mes interlocuteurs pourquoi les choses ne s’organisaient pas autrement. L’homme et la femme pourraient s’aimer vraiment et faire de cet acte de donner le sperme, un vrai acte d’amour. La réponse que j’ai eu ne m’avait jamais effleuré l’esprit auparavant. J’ai appris que l’attitude de la femme n’était pas si bienveillante quand c’est l’homme qui est stérile. Les équipes avaient constaté que des femmes refusaient d’accompagner leurs conjoints quand c’étaient eux qui étaient stériles. Cette disposition singulière de la femme à l’égard de son partenaire stérile est un élément supplémentaire qui tend à confondre, dans le vécu de l’homme, la stérilité avec l’impuissance.
Ce qui se présente, au cours des divers entretiens psychologiques, comme étant un couple homogène ne résiste pas longtemps à l’épreuve de l’arrivée de l’enfant. Tout à coup, l’enfant réel se démarque de l’enfant fantasmatique et le couple se désolidarise pour laisser émerger la différence des sexes. L’enfant réel démarque l’homme de la femme dans la mesure où il réactualise, met en jeu pour chacun, les fantasmes en rapport avec les scénarios sexuels infantiles. Le couple apprend à son détriment qu’il n’existe pas, malgré tout ce qu’il projette comme fantasme concernant l’identité de vues, ou la puissance de l’amour. Chacun va se trouver régi par son propre fantasme, par sa vérité inconsciente et par le sentiment de dette qu’on éprouve à l’égard de l’autre auquel on n’a pas pu donner un enfant biologique. L’enfant réel va questionner la réalité du désir d’enfant pour chacun et par conséquent, il pousse chacun à se déterminer quant à sa place auprès de l’autre conjoint, et quant à sa fonction auprès de l’enfant. On ne compte plus le nombre de couples qui se défont après l’arrivée de l’enfant qui était pourtant tant attendu.
L’enfant quant à lui, présente une problématique particulière dont le noyau se résume dans ces quelques remarques.
J’ai toujours trouvé étonnant de voir arriver un adulte dans mon cabinet d’analyste et de l’entendre se présenter comme étant un enfant adopté. Il fait comme si « l’enfant adopté » n’a pas le droit de grandir ou de s’affranchir de ce qui semble être une marque ou un titre de propriété.
Il est encore étonnant de l’entendre évoquer un avant et un après pour signifier que le destin qui devait être le sien dans le cadre de sa famille biologique n’est plus le même dans son vécu actuel. Il pose les choses en termes de changement radical dans l’ordre de sa vie qui ne cesse de brouiller les pistes pour lui. C’est une question qui revient souvent et qui sonne vrai et faux à la fois. Y a-t-il un destin autre qui était le mien et si oui, de quel droit m’en a-t-on privé ? Posée de cette façon, la question me paraît entendable, mais à la reconsidérer sous un autre angle, on peut comprendre que son destin actuel, sa vie qu’il vit au jour le jour, n’est qu’une fausse piste et cela pourrait impliquer la possibilité d’un retour en arrière afin de retrouver le moment originel. Autrement dit, si mon destin était autre, cela signifie que quoiqu’il advienne, je ne suis pas responsable des conséquences de ce tournant qui avait modifié l’orientation de ma vie. D’entendre parler de vrai et de faux sans la possibilité de décider ou de se référer à un jugement qui tranche à sa place. Entre deux prétentions qui sont encore vives pour lui, le Salomon apparaît comme étant absent. En un autre mot, s’il y a deux parents de naissance et deux parents d’adoption, comment s’organiser avec la dette ? Nous savons que dans les conditions normales, la dette à l’égard des parents s’acquitte auprès des enfants. J’appelle cela la dette symbolique : donner aux parents, à nos parents, des petits enfants qui perpétuent et le nom et le patrimoine génétique. Alors, s’agit-il de la même dette à l’égard des parents adoptifs ? Que peut-on donner en échange de leur amour, de leur bonté, de leur présence quand les autres se signalent par leur défaut ? Comment s’acquitter de cette dette à l’égard de ces parents qui savent donner alors qu’ils ne sont pas les parents biologiques ? J’appelle cette dette, la dette imaginaire, une dette qui, par sa persistance, génère tantôt la culpabilité, tantôt la haine envers ceux qui nous aiment.
S’il y en a deux qui occupent la même place avec chacun le mystère de sa présence ou de son absence, la demande de l’un ne fait que rendre brûlant le mystère de l’absence de l’autre. Partant de ce constat, le drame d’Œdipe devient indissociable de son exposition. Un tel postulat nous autorise à poser l’hypothèse d’un réel qui se vit comme historicité et d’une division qui opère pour le sujet entre deux temps posés comme étant pareillement historiques.
Le mystère de l’origine pour l’enfant adoptif semble s’arrêter à la génération perdue. Il est impossible pour eux de remonter les générations pour constituer comme pour tout individu, l’arbre généalogique. La filiation pour eux peut prendre parfois cette tournure particulière qui consiste à chercher des traits de ressemblance dans la tête des gens appartenant à la génération des parents perdus dans l’espoir secret de rencontrer les parents biologiques. En ce cas, le deuil de ces parents tarde à se faire d’autant plus qu’il arrive à « l’enfant adopté » de s’identifier au déchet justement afin de justifier son abandon. Il n’est pas très fréquent d’entendre quelqu’un commenter que s’il avait été abandonné c’est que ses parents de naissance avaient certainement raison de le faire. « Ils voulaient peut-être un garçon », ou encore : « Je devais être particulièrement pas beau à voir. »
Et pourtant ça marche assez souvent. Un enfant né d’un autre couple se reconnaît dans un autre couple et se fait aussi reconnaître comme étant l’enfant qu’ils ont tant attendu. Qu’est-ce qui fait famille quand tel est le cas ? Y a-t-il une fonction qui transcende celle d’un père biologique qui cesse d’être père pour son enfant biologique, et celle d’un père adoptif, qui se reconnaît dans ce même enfant ? Lacan introduit la notion du Nom-du-Père pour nommer justement ce qui nous inscrit au-delà de la nature du lien qui nous rattache à nos parents, dans une lignée. Et c’est justement cette fonction, quand elle marque l’enfant, qui fait famille pour lui auprès de ses tuteurs.
Qu’est-ce donc qu’une famille ?
Je me suis souvent interrogé sur la nature de ce contrat qui lie des êtres entre eux sans se fonder sur les références habituellement évoquées pour définir l’entité familiale classique. Il ne s’agit pas d’un noyau fondé sur le lien du sang ou d’un petit groupe constitué selon les obligations que les lois des alliances sécrètent, mais d’un contrat moral que le corps social officialise par l’octroi du patronyme des parents adoptifs. Et pourtant ça marche. Ça marche tellement que, peu importe l’âge de l’arrivée de l’enfant dans sa famille adoptive, l’interdit de l’inceste opère comme il le fait dans une famille biologique.
Convient-il d’ailleurs de parler de contrat lorsque ce choix est guidé par le désir inconscient des sujets concernés ? Ce contrat est à entendre comme on parle de contrat entre l’analyste, par exemple, et son analysant. Dans l’analyse, il s’agit d’une demande, une demande d’amour pour simplifier, et cette demande emprunte le chemin de l’analyste parce qu’il lui faut une adresse dans l’ici-et-maintenant pour ouvrir cette adresse au lieu de l’Autre, celui auquel on doit son état d’être parlant. Cet Autre en psychanalyse, est le langage. Il nous engage dans la mesure où en s’adressant à lui, il ne fait que nous retourner notre propre message. Il faut un supposé-savoir – l’analyste ne nous aborde pas avec son savoir préconçu, le savoir dans la psychanalyse est un savoir inconscient de l’analysant – pour que les fils de l’histoire subjective du sujet se mettent à se croiser et se recroiser pour constituer la trame familiale.
Si l’adulte, dans son approche de la psychanalyse, fait appel au supposé savoir le convoquant à venir suppléer à son manque à être, l’enfant, en revanche, est dans cette relation aux parents. Selon son âge, il est soit dans une relation à l’Autre, ici la mère de la petite enfance, soit dans le transfert familial, ou ce que Freud appelle « la névrose de transfert. » Les parents, qu’ils soient adoptifs ou biologiques, sont là pour recevoir ce transfert, et par conséquent, prendre sur eux l’angoisse qui tend à déstabiliser son monde affectif ou à le bloquer en détournant sa velléité de communication vers un langage autre que celui de la parole, le symptôme par exemple. Pour l’adulte, dans le transfert, le temps, ou des morceaux du passé surgissent pour s’imposer inadéquatement par rapport à la réalité, alors que l’enfant, avec sa famille, inscrit dans une historicité le temps qui se met à se dérouler pour lui grâce à la présence et l’absence de ses parents, et surtout, grâce à leurs signifiants dont la vocation est d’être conquis par lui afin de devenir siens.
De quel contrat s’agit-il ? D’un contrat simple qui n’a de légitimité que du fait qu’un individu vient vers nous parce qu’il nous suppose un savoir sur son manque à être, son malaise. Il nous accorde sa confiance et son amour et surtout, il s’autorise de parler. L’engagement de l’analyste consiste à faire comprendre au concerné qu’il ne couchera pas avec lui, qu’il peut dire tout ce qui lui passe par la tête sans subir des représailles de quelque nature que ce soit de la part de l’autre partenaire et qu’il ne cherchera jamais à tirer profit de sa faiblesse, de sa confiance ou de sa dépendance psychique ou affective.
Quand on place un enfant en vue de son adoption, ou simplement de son éducation, il ne s’agit que de cela : il y a une demande d’amour à prendre en compte. Les parents adoptifs veulent un enfant qu’ils aiment déjà. L’enfant aussi a une demande d’amour, il veut des parents et il y a lieu de croire qu’il les aime déjà. Aimer de cette façon n’est que l’expression consciente de ce que la demande implique sur le plan inconscient. Cela nous ne le connaissons que dans l’après-coup. C’est pour cela que l’adoption se fait au jour le jour. En attendant, l’enfant sera respecté et protégé, son corps et son intimité seront mis à l’abri de toute atteinte, son histoire lui sera restituée sans jugement de valeur ni justification qui ne servent d’ailleurs qu’à rendre les choses opaques.
Cependant, il y a au moins deux différences de taille entre ce qu’il en est de l’analyse et ce qu’il en est de la famille. Une famille est tout sauf neutre. Les relations inter ou intra-personnelles sont tellement chargées d’affect et de tension narcissique que les places restent rarement où elles sont supposées être. Parents et enfants, homme et femme, différence de générations et de sexes, sont des notions qui se révèlent à la fois floues et instables. Cet état de choses tend à déstabiliser la structure familiale et à soumettre ses membres à de dures épreuves. La deuxième différence est celle qui confronte l’enfant au fait qu’il a affaire à des parents désirants et sexuellement actifs et qu’il est, dès le plus jeune âge, confronté à cette réalité qui ne cessera de l’interroger et de déterminer sa structure.
Seulement ces deux différences ne sont pas que des éléments normativants dans le processus de névrotisation du sujet humain. Elles pourraient tout aussi bien faire que les divers statuts de l’enfant et des parents se refusent à la superposition et par conséquent, au nouage.
Si la demande d’adoption se justifie de ce qu’on appelle le désir d’enfant, la place qu’occupe ce désir pourrait déterminer la nature de l’évolution de la structure familiale. Si le désir est désir pour un enfant, tous ceux qui s’orientent à un titre ou un autre vers l’action éducative, thérapeutique ou médicale auprès des enfants, seraient habités par ce désir.
Le désir d’enfant n’est pas le besoin d’enfant. Le désir d’enfant est inhérent au désir que l’on a pour le partenaire de l’autre sexe et dont on souhaite en faire le père ou la mère de l’enfant à venir. Le besoin d’enfant n’est pas conditionné par la place privilégiée que l’autre sexe occupe dans notre désir, il peut être réduit à l’état d’accessoire dans la mesure où sa contribution est incontournable dans la conception d’un enfant. Combien de fois n’a-t-on vu des situations particulières où une femme fait un enfant avec un homme sans donner au géniteur la moindre chance d’accéder au statut du père de son enfant. Le contraire est vrai aussi. Un homme qui ne fait appel à une femme que comme mère porteuse.
Le désir d’enfant est inséparable de ce que je pourrai qualifier de rencontre entre deux désirs.
Désirer un enfant d’une femme, celle qu’un homme aime.
Désirer un enfant d’un homme, celui qu’une femme aime.
La rencontre de ces deux désirs dans la mesure où cela se parle, et où grâce à cette parole, un enfant fait son nid dans. L’enfant gardera la marque de la façon dont le désir des parents lui sera instillé, traces sur lesquelles viendront se greffer ses propres signifiants.
Si tel est le cas dans l’arrivée au monde de l’enfant biologique, l’enfant adoptif obéit aussi à cette même règle avec en premier lieu la nécessité pour les parents stériles de faire le deuil de la transmission génétique. Si adopter est le signe que ce travail a été fait, il n’est cependant qu’un simple signe. C’est l’enfant de la réalité qui aura la rude tâche d’essuyer le plâtre. C’est à lui de négocier sa place auprès des parents qui pourraient se révéler n’être que des parents symboliques peu enclins à accepter l’entame de l’enfant imaginaire. L’enfant adoptif met moins le narcissisme des parents en cause parce qu’il est génétiquement autre. Autrement dit, s’il se révèle en deçà de l’attente de ses parents, c’est qu’il est l’enfant génétique d’un autre couple. Les parents adoptifs pourraient rejeter la responsabilité de ses difficultés à ses parents géniteurs et refuseraient ainsi de se reconnaître dans ce que l’enfant pourrait poser comme problème. Ils se préservent ainsi narcissiquement et demeurent étrangers aux manifestations de vie de l’enfant. Parents symboliques et enfant imaginaire se rétractent en quelque sorte pour refuser l’enfant réel.
Mais rester « étrangers » aux difficultés de l’enfant implique les parents adoptifs sur un deuxième plan tout aussi significatif. Quand chaire de ma chaire fait défaut dans son effet de refoulement, l’étranger, l’enfant adoptif ou les parents adoptifs pourraient échapper à l’interdit qui frappe l’attrait sexuel pour les membres de l’entourage familial. Ne faut-il pas comprendre la fuite d’Œdipe dans le mythe, comme un effet de la persistance de son désir sexuel pour ses parents ? La clinique avec les enfants adoptifs nous confirme parfois cette hypothèse. Je me contenterai de reproduire la remarque de cet homme de 35 ans, déçu de sa famille adoptive : « Je me dis parfois que j’ai eu de la chance d’avoir eu une mère adoptive très laide. Je me demande si j’aurai pu résister à la tentation si elle avait été belle. »
Pour conclure, je dirai que le deuil de la grossesse, de l’enfant narcissique et de l’enfant du père apparaît comme un travail à entreprendre pour que le deuil de son désir d’enfant puisse basculer pour laisser l’enfant réel s’introduire là où l’enfant imaginaire avait tendance à occuper toute la place.
Quoi qu’il en soit, l’enfant doit trouver son chemin et « obliger » ses parents à faire le deuil de leur propre enfant narcissique seul moyen pour lui d’exister et d’être imparfait. « Obliger », signifie que son désir œuvre à ce que les parents l’accueillent sans trop d’investissement narcissique et sans trop de rejet.